Le dualisme cosmique est abondamment attesté au sein de multiples mythologies aux quatre coins du monde(22).
Selon Jung, comme tous les archétypes, le Soi(23, voir également ici), qui représente la totalité psychique et dont les expressions symboliques sont les mêmes que celles de la divinité (en sorte qu'on peut assumer que celle-ci n'en est que la projection) comporte un côté positif, clair, bon, conforme aux exigences morales, et un côté négatif, sombre, mauvais, en désaccord avec ces mêmes exigences. Dans la religion chrétienne, ces tendances mauvaises sont incarnées dans le Diable et la cohorte des mauvais anges. Cependant ceux-ci ne sont, comme leur chef, que de simples créatures qui ont été faites bonnes et se sont corrompues par elles-mêmes. Ainsi le mal moral n'est nullement imputable au Créateur mais uniquement à la créature.
Quoi qu'il en soit du statut métaphysique de ces doctrines, sur le plan psychologique elles placent l'homme dans une situation d'opposition au Créateur et lui confèrent un pouvoir équivalent, mais dans le mal: L'opposition entre Dieu et l'homme qui règne dans la conception chrétienne est sans doute un héritage de l'Ancien Testament, issue de la période initiale au cours de laquelle tout le problème métaphysique se résumait exclusivement aux relations entre Yahvé et Son peuple. En dépit de la gnose de Job, la crainte de Yahvé était encore trop grande pour que l'on ait osé transférer l'antinomie au sein de la divinité elle-même. Mais à partir du moment où on laisse subsister l'opposition entre Dieu et l'homme, on arrive finalement — nolens volens(24) — à la conclusion chrétienne: omne bonum a Deo, omne malum ab homine(25), ce qui situe la créature de façon absurde en opposition à son créateur et confère à l'homme, à proprement parler, une valence cosmique ou démoniaque dans le mal.(26)
Aux yeux de Jung, un tel transfert de pouvoir dans l'homme est extrêmement dangereux. Lorsque, dans les civilisations archaïques, les forces du mal étaient tenues à distance par le moyen de la projection sur des entités surnaturelles, diables, monstres, démons, esprits malfaisants, etc., l'homme pouvait jusqu'à un certain point se protéger de leur influence en appelant à son secours les divinités favorables. En dernière analyse, le théâtre de la lutte entre le Bien et le Mal était transposé sur un plan cosmique, ce qui diminuait d'autant la responsabilité de l'homme. Cette façon de représenter le jeu des forces qui s'affrontent au sein de la psyché humaine avait l'avantage de refléter de façon beaucoup plus juste la situation réelle du Moi conscient par rapport aux dynamismes inconscients. C'était en fait une reconnaissance de l'autonomie de ces derniers et, par suite, de l'impossibilité pour le Moi d'agir directement sur eux par une simple décision de la volonté. Pour le psychologue qu'était Jung, il apparaissait avec la plus grande évidence qu'il ne pouvait rien faire pour un malade qui, par exemple, souffrait d'un cancer imaginaire, tant que ce dernier n'avait pas admis que son cancer, tout irréel qu'il fût, n'avait pas été inventé librement par lui et ne pouvait donc pas non plus être anéanti de la même façon. La guérison devenait possible à partir du moment où le patient acceptait l'idée que ces imaginations folles lui étaient suggérées par des facteurs inconscients qui menaient en son âme une existence aussi indépendante que n'importe quel mauvais esprit primitif.
Un des graves problèmes auxquels est désormais confronté l'homme moderne consiste dans ce que Jung appelle l'«hybris» ou l'«inflation», c'est-à-dire le fait de s'arroger un pouvoir divin, fût-ce dans le mal. C'est une conséquence dangereuse de l'élargissement de la conscience tel qu'il s'est produit dans notre civilisation(27). Le retrait graduel de toutes les projections qui avaient été faites originellement sur des entités cosmiques ou métaphysiques a procuré à l'être humain un butin précieux dont il est bien tentant de se prétendre le possesseur autorisé, c'est-à-dire celui qui a les droits d'auteur. Le Moi se trouve alors confronté avec des forces psychiques qui dépassent ses capacités d'assimilation et ne peuvent faire autrement que de l'engloutir et le dominer. Celui qui croyait posséder est lui-même possédé: c'est le délire des grandeurs. Toutes les guerres modernes sont largement redevables à des exaltés de ce genre, qui ont incarné à un degré plus avancé ces tendances morbides déjà largement répandues dans les masses populaires.
Les conséquences de rapports défectueux entre le Moi et les archétypes de l'inconscient collectif peuvent donc et ont été de fait extrêmement désastreuses. Dans les civilisations archaïques, ces puissances étaient maintenues à distance raisonnable, sous forme de dieux et de démons, grâce à des rites de toutes sortes qui servaient à les apaiser. Mais l'aspect démoniaque était évidemment ce qu'il fallait repousser le plus loin possible, donc en dehors des limites de la tribu ou du clan. Les aspects positifs du divin étaient alors incarnés dans les lieux sacrés qui constituaient le centre de l'organisation sociale, ce qui symbolisait le cosmos, tandis que les démons étaient relégués aux régions inhabitées, lesquelles étaient identifiées au chaos. Or toutes les populations étrangères se trouvaient assimilées à ces régions ténébreuses et réduites à autant de représentants des forces du Mal. Faire la guerre constituait donc un devoir sacré, une répétition des luttes cosmiques que les dieux et les héros civilisateurs avaient entreprises contre les monstres primordiaux. Ainsi on s'identifiait aux dieux et l'on assumait une responsabilité dans la victoire du Bien sur le Mal, de l'Être sur le Néant.
Dans une telle problématique, le Moi individuel avait un moyen adéquat de s'arranger avec les exigences de l'inconscient collectif. Il pouvait s'abriter derrière un système bien organisé de représentations et d'idéaux qui donnaient un sens à sa vie et le protégeaient de l'influence des pulsions de mort. Le Mal était bien identifié, bien localisé et l'on savait comment le combattre.
Cependant d'un point de vue plus global, c'est-à-dire en tenant compte des effets destructeurs de ces affrontements entre collectivités étrangères, il est maintenant clair que cette façon de résoudre le problème était catastrophique. On peut ainsi mesurer la profondeur de l'évolution que le christianisme proposait à l'humanité en annonçant que tous les hommes sont frères, qu'il n'y a plus d'étrangers, donc plus de suppôts de Satan.
Mais entre cet idéal et la réalité que constitue l'histoire de la chrétienté, il y a un abîme qui reste encore à combler. De fait on pourrait s'attendre à ce que le message d'amour de Jésus eût agi de façon autrement efficace sur le cours des relations entre humains. Dans Réponse à Job, Jung se livre à une analyse serrée de l'évolution psychique de la civilisation chrétienne, démontrant que les crises qui ont déchiré l'Occident depuis 2000 ans sont déjà en germes dans l'histoire biblique. Nous ne pouvons ici que souligner de façon très schématique, les faits majeurs qui sont mis en évidence par Jung.
D'abord il reconnaît que le symbole de l'Incarnation de Dieu marque un tournant décisif dans l'histoire de la conscience humaine: il signifie un élargissement considérable de celle-ci et l'établissement d'une relation particulièrement intime entre le Moi et le Soi. Mais étant donné que le Christ est un modèle de perfection spirituelle, qu'il n'incarne que l'aspect lumineux du divin, il oblige l'homme à refouler tout ce qu'il y a de sombre en lui-même, à le nier. La matière, le corps, la vie instinctuelle, et finalement la femme sont plus ou moins assimilés aux forces du mal et rangés dans le camp de Satan. Ceci signifie que les contradictions inhérentes à la structure même de la psyché ont été partiellement réintroduites à l'intérieur de celle-ci et retirées aux entités surnaturelles où elles étaient projetées. Mais ce processus n'est pas complet parce que l'homme n'est pas encore capable de voir que le Mal cosmique est aussi une composante de sa propre psyché. Il incline encore à penser qu'il s'incarne dans le prochain, chez les ennemis, mais non en son être propre.
Cette analyse de Jung jette une lumière singulière sur toutes les formes de fanatisme qui alimentent les conflits armés. Quand l'adversaire est assimilé aux forces du Mal, il n'est plus aucune sorte de violence qui ne soit justifiée à son endroit.
En d'autres mots, ce que Jung soutient c'est que l'on ne reconnaît pas suffisamment l'aspect surhumain, irrationnel, des forces qui poussent l'homme à la guerre. L'homme est déchiré entre des tendances contradictoires, tendances qui ont un pouvoir sur le Moi qui ne peut être mieux signifié que par l'image de la relation entre Dieu et la créature. Au stade carrément archaïque ces forces sont perçues comme totalement extérieures à l'homme, ce qui est pacifiant, en un certain sens, pour l'esprit de l'individu, mais désastreux pour les rapports entre collectivités étrangères qui se voient réciproquement comme des incarnations du Mal. Au stade de la culture chrétienne, l'image de Dieu est relativement intériorisée grâce à l'Incarnation. Cependant les forces psychiques négatives sont exclues du symbole qu'est le Christ en sorte qu'elles continuent à être refoulées au fond de l'inconscient, prêtes à être projetées à la première occasion. Dans un stade ultérieur qui est peut-être sur le point d'être atteint, l'homme
saura qu'il est en sa psyché profonde le siège des puissances divines, tant négatives que positives, que les conflits ne peuvent ni être déplacés sur le dos de qui que ce soit d'autre que lui-même, ni assumés par son Moi comme si la volonté pouvait contrôler ces forces à sa guise.
Quant à la façon de dialoguer avec elles, de faire la paix avec soi-même, c'est un processus long et pénible qui a occupé Jung pendant toute sa vie et qu'il propose à l'humanité comme un programme capable de susciter l'enthousiasme et de mobiliser son énergie pour accomplir l'évolution qui lui permettra d'éviter la catastrophe finale.
CONCLUSION
Au terme de ce bref exposé, nous sommes bien conscient que nous avons soulevé autant sinon plus de difficultés que nous avons apporté de clarifications sur ces écrits de Jung, qui sont parmi les plus obscurs et les plus controversés. Nous espérons cependant avoir montré que sa conception de l'ombre personnelle et de l'ombre du Soi ouvre des perspectives très riches pour la compréhension des mécanismes inconscients qui sont sous-jacents à la plupart des conflits. Ceci ne signifie cependant pas que les autres facteurs, comme, par exemple, les problèmes liés à la démographie et à l'épuisement des ressources, doivent être considérés comme négligeables dans la genèse de la guerre. Jung a seulement voulu mettre en évidence le fait que même les connaissances et les techniques les plus sophistiquées ne sont que de peu de secours quand elles sont maniées par des humains qui ignorent par ailleurs de la façon la plus complète ce qui s'agite au fond de leur âme propre.
De plus, quelles que soient les circonstances extérieures qui précipitent le déclenchement des guerres, il est assez évident qu'elles ont besoin de s'appuyer sur des facteurs psychologiques puissants. En effet la propagande haineuse serait inefficace si elle ne réveillait systématiquement des images archaïques comme celles que nous avons évoquées dans ces pages. Un dictateur peut n'avoir d'autres motifs que ceux d'étendre sa domination et accroître son prestige personnel, mais il ne réussirait pas à entraîner les masses derrière lui s'il ne faisait appel à un quelconque fanatisme religieux. Les guerres sont toujours proclamées un devoir sacré: même les plus sales ont eu droit à l'auréole de la sainteté. Et il n'est pas nécessaire d'aller chercher dans les ténèbres de la barbarie pour vérifier cette affirmation: l'hymne national du peuple le plus civilisé de la terre n'est-il pas un chant de guerre, de guerre sainte:
Aux armes citoyens! Formez vos bataillons!(...)
Qu'un sang impur abreuve nos sillons.
Enfin les analyses de Jung aident grandement à comprendre ces pratiques liées à la guerre que sont la torture et le cannibalisme. Il est en effet particulièrement difficile de comprendre que des humains se soient livrés et se livrent encore à de pareilles agressions sur leurs semblables. On a beau soutenir, comme l'anthropologue Marvin Harris(28), que la pénurie de protéines a pu être à l'origine de l'anthropophagie, il n'en reste pas moins difficile de concilier ce genre de comportement avec les sentiments les plus élémentaires de fraternité humaine. Cependant, si l'on prend en considération la puissance des contradictions internes qui divisent la psyché inconsciente, il est plus facile de comprendre qu'un membre de l'espèce puisse être investi d'une image démoniaque si intense qu'on n'a aucune hésitation à lui infliger les traitements les plus inhumains. À titre d'exemple, que l'on se rappelle avec quelle dévotion les inquisiteurs chrétiens ont brûlé hérétiques et sorcières.
On peut également se faire une idée de la violence des divisions de l'inconscient si l'on songe aux cruelles persécutions dont les schizophrènes se sentent souvent victimes dans leurs délires paranoïaques. On n'a qu'à transposer ces conflits sur la scène des relations entre individus et l'on a une image assez fidèle de ce qui se passe dans l'espèce humaine depuis que Caïn a répandu le sang de son frère Abel.
Cependant, loin d'être pessimistes et défaitistes, les propos de Jung permettent d'entrevoir un avenir très encourageant pour l'humanité. En effet le développement de la conscience rendra de plus en plus évident à des individus de plus en plus nombreux le fait que l'ennemi n'est pas hors de nous mais à l'intérieur de notre propre psyché.
Toutes les civilisations ont réussi à élaborer des systèmes de croyances et de pratiques rituelles permettant d'entretenir des rapports harmonieux avec les forces psychiques projetées sur des êtres surnaturels. La nôtre n'échappera pas non plus à cette tâche et l'on sent bien que les multiples mouvements spirituels, qui poussent l'humanité actuelle vers une quête intérieure de plus en plus profonde, œuvrent dans le sens d'une unification et d'une pacification qui se traduira certainement à plus ou moins long terme par une diminution de la violence sur cette terre.
1. Trad. Roland CAHEN, Genève, Librairie de l'Université Georg et Cie, S.A., Paris, Éditions Buchet-Chastel, 4e édition, 1983.
2. Trad. Roland CAHEN, Paris, Denoël/Gonthier, coll. Médiations, 1978, pp. 7-8
3. Dans L'énergétique psychique, Jung analyse en profondeur les mécanismes qui président au développement de la libido, ou énergie psychique: trad. Yves Le Lay, Genève, Librairie de l'Université Georg et Cie, S.A., 1956, pp. 45-46.
4. L'homme à la découverte de son âme, trad. Roland Cahen, Paris, 1962, p. 103. Il est à noter que, dans la psychologie de Jung, le Moi représente le centre auquel sont rapportés comme à leur sujet tous les contenus de la conscience: c'est ce qui est signifié par le «je» (cf. Types psychologiques, Genève, Librairie de l'Université Georg et Cie, S.A., 1986, pp. 456-457).
5. Paris, Albin Michel, 1983, pp. 20-21. Les mots soulignés l'ont été par Jung.
6. Voir surtout: Psychologie et alchimie, Paris, Buchet Chastel, 1970; Psychologie du transfert, Paris. Albin Michel, 1980; Mysterium conjunctions, Paris, Albin Michel, 1980; Aïon, cité plus haut.
7. Mysterium Conjunctionis, T. I, p. 23
8. Aïon, p. 21
9. Réponse à Job, Paris, Buchet Chastel, 1984, pp. 163, 220. Voir aussi Psychologie et religion, Paris, Buchet Chastel, 1978, p. 156.
10. Aïon, pp. 22-23. Il est à noter que, dans la psychologie de Jung, L'archétype est un contenu de l'inconscient qui est héréditaire et universel. Il est comme un «pattern of behaviour» qui est à l'origine des représentations mythiques universellement répandues dans l'humanité. L'ensemble des archétypes constitue l'inconscient collectif. À l'inconscient collectif, se superpose l'inconscient personnel, qui est constitué des contenus que le Moi a dû oublier ou refouler en cours de formation dans l'enfance. Les contenus de l'inconscient personnel sont individuels et nullement communs comme les archétypes, et ce sont eux qui forment l'ombre personnelle.
11. Réponse à Job, p. 209
12. Ma vie, Paris, Gallimard, N.R.E, 1973, pp. 90-91.
13. Ibid., p. 56.
14. Ibid., p. 58.
15. Psychologie et religion, Paris, Buchet Chastel, 1978, p. 173.
16. Ibid., p. 164.
17. Ibid., p. 172.
18. Ibid., p. 174
19. Jean, 14,20.
20. Mysterium conjunclionis, T. II, p. 355. Il est à noter que Jung réfère sans doute ici, comme dans Types psychologiques (Genève, Librairie de l'Université Georg et Cie, S.A., 1986, pp. 41-47) à l'argument ontologique d'Anselme de Canterbury, lequel a été réfuté depuis longtemps par les théologiens. Malheureusement Jung ne semble pas avoir connu d'autre argument.
21. Voir Psychologie et religion, Aïon, Mysterium conjunctionis.
22. Voir Mircea ELIADE, La nostalgie des origines, Gallimard, coll. Folio/Essais, c. VIII: Remarques sur le dualisme religieux: dyades et polarités, 1991, pp. 207-277'.
23. Il est à noter que, dans la psychologie de Jung, le Soi constitue l'archétype central: «Il y a lieu de distinguer entre le Moi et le Soi, le Moi n'étant que le sujet de la conscience, alors que le Soi est le sujet de la totalité de la psyché, y compris l'inconscient. En ce sens, le Soi serait une grandeur (idéelle) qui comprend en elle le Moi.» Types psychologiques, p. 457.
24. «qu'on le veuille ou non».
25. «tout bien vient de Dieu, tout mal vient de l'homme».
26. Réponse à Job, pp. 210-211
27. Thème abondamment traité par Jung dans Dialectique du Moi et de l'Inconscient, Paris, Gallimard, N.R.F,
1978, pp. 80 ss, 223-248
28. Cannibales et monarques, Paris, Flammarion, 1979.