jeudi 23 mars 2023

La soif, désir de vie.

 

"Bonjour", dit le petit prince.
"Bonjour", dit le marchand.
C’était un marchand de pilules perfectionnées qui apaisent la soif. On en avale une par semaine et l’on n’éprouve plus le besoin de boire. "Pourquoi vends-tu ça ?" dit le petit prince. "C’est une grosse économie de temps, dit le marchand. Les experts ont fait des calculs. On épargne cinquante-trois minutes par semaine."
"Et que fait-on de ces cinquante-trois minutes ?"
"On en fait ce que l’on veut..."
"Moi, se dit le petit prince, si j’avais cinquante-trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine..."
Antoine de Saint-Exupéry

J'ai rêvé de fontaine et de source cette nuit.
La plupart du temps, nous cherchons des moyens rapides, faciles, pour apaiser "notre soif"... soif de vivre, soif de connaissance, soif de plénitude, etc...
Mais c'est précisément cette soif qui nous incite à entreprendre un cheminement...et le sens du cheminement ne se dévoile qu'à travers chaque pas, l'escalier se monte marche après marche. 

L'aiguillon qui m'a toujours tenaillé est une intuition profonde et persistante que la réalité visible, matérielle, n'était que le reflet d'une réalité plus complète, entière, unifiante...et que chacun était appelé à elle.
L'essentiel réside dans "la sensation de notre soif", le chemin de vie se dessine dans nos tentatives à l'apaiser...

Le processus d'individuation pourrait être perçue comme une soif venant de "l'intérieure", jamais totalement étanchée, et qui ne peut pas être satisfaite par l'artifice ou la facilité...chaque pas, chaque avancée sur le chemin, conduit vers notre fontaine, source de vie, cette fameuse fontaine mercurielle des alchimistes.







samedi 18 mars 2023

La pierre de Bollingen

Dans la rubrique où nous levons le voile sur l'intimité de Jung, impossible de ne pas aborder la tour de Bollingen, cette construction extérieure accompagnant une certaine construction intérieure, comme l'a magistralement démontré Michel Cazenave... 

A l'extérieur de la tour, dans le jardin, placée devant le lac, se tient la pierre cubique. Jung entama la taille pour ces 75 ans : 

« En 1950, j’ai élevé une sorte de monument de pierre à ce que la tour représente pour moi … La pierre se trouve en dehors de la tour, dont elle est comme une explication. » (Jung, Ma vie, p269)

Trois faces de la pierre sont gravées en grec et en latin, de citations et de pensées de Jung, dont il dira : « Ces paroles me vinrent à l’esprit l’une après l’autre, tandis que je travaillais sur cette pierre» (ibid, p271).
Sur la première face, il reprend la dédicace en latin du Rosaire des Philosophes, texte alchimique : « Ici se trouve la pierre ordinaire mais, quant au prix, pas chère. Les ignorants la méprisent, d’autant plus les savants l’admirent. »

Sur la seconde face, Jung est figuré sous les traits de Télésphore, un nain portant une lanterne et vêtu d’une pèlerine à capuchon, entouré d’une inscription en grec : 
« Le temps est un enfant qui joue comme un gamin penché sur un jeu de table, le royaume de l’enfant. C’est Télésphore qui vague à travers les régions obscures du cosmos et qui, pareil à une étoile, resplendit des profondeurs. Il montre le chemin vers les portes du soleil et vers le pays des rêves. »
Sur la troisième face, un texte en latin attribuée au Rosaire des philosophes :
« Je suis un orphelin, seul. Pourtant on me trouve partout. Je suis un, indivisible, mais opposé à moi. Je suis à la fois jeune homme et vieillard. Je n’ai connu ni père ni mère. Parce qu’on doit me tirer de la profondeur, comme un poisson. Ou parce que je tombe du ciel comme une pierre blanche. Je vague à travers les bois et les montagnes, mais je suis caché dans l’intime de l’homme. Je suis mortel pour tout le monde. Pourtant la mutation des temps ne m’effleure pas. »

D'autres sculptures, annotées ou non, habitent le jardin et nous aurons l'occasion d'y revenir.
La tour de Bollingen, dévoilée au fil des visites certes privées mais nombreuses, l'opus colossal du Livre rouge, que la famille a préservé jusqu'en 2009 , sur réticence de Jung lui-même à tout projet d'édition, voici que l'on pense avoir maintenant accès à l'ensemble de l'intériorité du maître zurichois...il est pourtant encore un pan tenu secret par la famille jusqu'à aujourd'hui, c'est la pièce de la tour, entièrement peinte de figures et symboles...


jeudi 16 mars 2023

"Relegere" comme voie spirituelle chez Jung

Savoir et non croire

Dans ses travaux autour du phénomène religieux, Jung se réfère à l’étymologie latine relegere dans le sens ancien d’attention scrupuleuse, d’attitude privilégiant la conscience, se distinguant du verbe religare, repris par les Pères de l’Église dans cette autre acception qui a prévalu et qui met l’accent sur le lien avec "la divinité". 
Ce choix n'est pas anodin car, dans la relation de l'homme au sacré, Jung place bien la primauté de l'expérience individuelle à toute autre proposition.
Tant que la religion n'est que croyance et forme extérieure, et n'est pas devenue une expérience spirituelle intérieure, rien de fondamental n'aura été fait.    

L'herne - C.G. Jung / realise par Michel Casenave. - Paris : L'Herne, 1984
Avec un peu de recul, on constate que c'est une moralisation excessive du corps, des instincts, et une négation outrancière de la nature qui semblent avoir disposé à l'émergence de la psychanalyse freudienne. 
De la même façon il semblerait qu'au sein de nos sociétés occidentales et depuis fort longtemps, notre époque en étant peut-être l'apogée, dans bien des domaines, y compris religieux, l'unilatéralité, l'hypertrophie de la conscience et la toute-puissance de la raison aient fini par occulter la capacité d'autonomie de ce qu'elles avaient maintenu de côté dans le même mouvement, et se soient crues capables d'enfermer des aspects considérés indésirables dans un placard. C'est mal connaître la propension de l'inconscient à rechercher "la lumière" !
La croissance de la personnalité se fait a partir de l'inconscient.  

Jung, Les Racines de la Conscience, p.280
Si la conscience a besoin de la raison pour sortir peu à peu du chaos de l'irrationnel et tenter d'y créer un ordre, l'homme peut-il pour autant s'identifier totalement à la raison et définir la réalité uniquement en termes rationnels et scientifiques ? 
La part irrationnelle de l'existence, ou, pour être plus précis, sa part non "rationalisable", peut-elle être définitivement inféodée ou laissée dans l'ombre la plus profonde ? 
Plus l'homme s'est emparé de la nature, et plus l'admiration qu'il ressentait pour son propre savoir et pouvoir lui est monté à la tête et plus s'est approfondi son mépris pour tout ce qui n'était que naturel et occasionnel, c'est-à-dire pour les données irrationnelles de la vie, dans lesquelles il faut inclure la psyché autonome, objective, qui est précisément tout ce qui est en marge du conscient.

Jung, Présent er avenir, p82

Non pas réenchanter mais inviter

Constat assez paradoxal, il semblerait que le monde ait progressivement perdu une partie de son sens à force d'être expliqué scientifiquement
 
Avec le recul des "pratiques magiques" et des croyances religieuses qui contribuaient auparavant à donner un sens aux phénomènes naturels, le monde s'est peu à peu "désenchanté"...en apparence !
En effet, des résurgences de toutes natures, ayant l'irrationnel comme constituant commun - pratique de l'alchimie autrefois, intérêt pour l'astrologie, l'ésotérisme ou pour l'occultisme aujourd'hui -, diffusent toujours un parfum capiteux et attirant, aux volutes mystérieuses. 
 
Il convient de tenter de saisir la signification de ces résurgences et de l'objet réel de ces pratiques. Elles apparaissent comme une tentative, toujours renouvelée, de ne pas laisser en ruine le pont reliant l'homme à la Nature, à « l'âme du monde », correspondant, à l'échelle de l'individu, à sa dimension instinctive et irrationnelle. 
En occident, nous sous-estimons l’âme humaine, nous negligeons de la cultiver. Et cela explique qu'un chrétien, tout croyant qu'il est, puisse rester un primitif. Il a situe Dieu en dehors de lui, il n'en a pas fait expérience intérieure.

Jung, L'Herne p.352
Ces résurgences donc, aident l'homme à progressivement distinguer le Dieu Inconnaissable et l'image qu'il s'en fait, à réaliser que ses images de Dieu sont fatalement marquées par des restrictions liées à sa condition humaine, notamment ses images paternelles et maternelles. 
Dans la clinique de Jung, ce travail d'anamnèse doit être l'objectif primordial.
Cette prise de conscience n'est qu'une étape, indispensable, certes, mais insuffisante.
 
Une fois les scories de cette purification initiale balayés, il apparaît essentiel (essence-ciel) d'identifier puis de nourrir et développer la singularité de sa relation au sacré, à Dieu, à la Nature qui appellera continuellement à l'expansion...

Et l'histoire démontre, quoi qu'on en dise, qu'un chemin de foi, c'est un chemin où, inlassablement, il est demandé de « quitter Dieu pour Dieu », de se déprendre de l'image de Dieu qu'il se faisait jusque-là, de libérer progressivement Dieu de ses projections humaines, pour, enfin, atteindre "Dieu au-delà des dieux".
Ce que le monde pense de expérience religieuse, conclut Jung, est indifférent a celui qui l'a vécue. Il possède un immense trésor, une source de vie et de beauté, qui a donne un sens a son existence. Il a, à présent, la paix, la confiance et la foi.

Jung, L'Herne, p.337

 

jeudi 9 mars 2023

Jung et la mort

Cette photo expose une pratique d'un autre temps, pouvant sembler choquante, qui consistait à réaliser un moulage du visage du défunt, ici Jung, pour le conserver. 
Ce billet peut paraître ambitieux...Il ne s'agira que d'une ébauche d'un sujet qui soulève une série de questions sans réponse définitive.
En préliminaire, le lecteur pourra s'attarder sur cette partie de vidéo, où Jung tente de parler de la mort, ou plutôt de la "posture" de la psyché face à la mort.
Au moment de l'interview, Jung a consacré une quinzaine d'années d'étude sur le rapport de la psyché et la matière et rédigé des ouvrages majeurs sur ce thème. Son œuvre est donc pleinement accompli...



Jung a mené sa vie en choisissant depuis 1912 de se laisser guider par sa lueur intérieure plutôt que par les lumières extérieures, ce n'est donc certainement pas à 84 ans que ce "vieux sage" va jouer la langue de bois.
Le thème de la métempsychose (survie de l'âme) sera écartée pour nous concentrer sur une sélection de réflexions, positions voire convictions qui vont s'imposer à Jung sur la fin de sa vie.

Le merveilleux livre de Cazenave (Jung, l'expérience interieure, ici par exemple ) nous a fourni une très heureuse source d'inspiration...
"Ce que l'on appelle la vie est un court épisode entre deux grands mystères qui n'en font en réalité qu'un seul. Je ne peux jamais m'attrister d'une disparition. Les morts ont la durée, et nous, nous ne faisons que passer."
On voit bien à de telles discus­sions ce qui m'attend lorsque je ne serai plus là qu'à titre posthume. Alors tout ce qui aura été vent et feu sera trans­formé et distillé en esprit chimique et on en fera des prépa­rations pharmaceutiques mortes. C'est ainsi que les dieux sont inhumés dans le marbre et l'or tandis que les simples mortels comme moi le sont dans le papier. "
Pessimisme, fatalisme ? 

Ces écrits provenant de correspondance (comme toutes celles mentionnées dans ce billet) ne reflèteraient-elles plutôt la lucidité de l'explorateur des âmes, qui sut, très tôt, discerner la part d'éternelle du plus dense chez l'homme.
"...je vous suis reconnaissant pour l'aide que vous m'apportez. J'en ai besoin dans les gigantesques malentendus qui m'entourent. Toutes les richesses que je parais posséder sont aussi ma pauvreté et font ma solitude dans le monde. Plus je semble posséder, plus j'ai à perdre, quand je me prépare à franchir la sombre porte. Je n'ai pas choisi ma vie avec ses manques et ses accomplissements. Elle est venue à moi avec un pouvoir qui n'est pas le mien. Tout ce à quoi je suis arrivé sert un projet que je n'ai pas prévu. Tout doit être réa­lisé et rien ne m'appartient. Je suis parfaitement d'accord avec vous : il n'est pas simple d'atteindre la pauvreté et la simplicité la plus extrême. Mais c'est ce qui vous arrive, que vous le vouliez ou non, lorsque vous en arrivez à la fin de votre existence."

Encore une fois, vision profonde et précise de celui qui a accompli une vie en pleine conscience, ou, pour être précis, qui a accompli la propre réalisation de son inconscient (Cf introduction de Ma vie). 
Pour saisir la position de Jung sur ce sujet, il convient de conserver  à l'esprit un corollaire à sa psychologie : pour celui qui a pris conscience de l'éternité nichée au fond de lui, de cette force universelle, de cette source de transcendance immanente (Deux "extrémités" qui, dans la clinique jungienne, trouve conjonction sans jamais se concilier), pour cet individu, la vision du monde et sa vie ne peuvent plus jamais être la même ! 

Jung l'évoque par la métanoïa, quand d'autres sources utiliseront différentes terminologies.
"Après la mort de ma femme, en 1955, je ressentis l'obligation inté­rieure de devenir tel qu'en moi-même je suis.  Plus tôt, je n'aurais pas été à même de le faire : je l'aurais considéré comme une présomptueuse affirmation de moi-même. En vérité, cela traduisait la supé­riorité de l'ego acquise avec l'âge, ou celle de la conscience. "
Emma Jung - Livres, Biographie, Extraits et Photos | Booknode

On pourrait s'étonner que Jung parle ainsi de supériorité de l'ego alors que sa psychologie entend justement le remettre à sa juste place. 
C'est, semble t'il, qu'il ne parle plus du complexe du moi mais de cette instance médiatrice qui est la seule à pouvoir inonder et éclairer la conscience...la conscience de l'être individué ne ressemble plus à celle de qui n'a pas opéré les douloureuses différenciations d'avec l'inconscient
On ne parle plus de cette conscience, électron libre se croyant maître de son atome, mais de cette conscience qui a pris sa position de serviteur de ce qui le constitue et le dépasse.
"Je vais sur 82 ans et non seulement je sens le poids des ans et la fatigabilité qui en résulte, mais j'éprouve aussi la très impérieuse nécessité de vivre en conformité avec les exi­gences intérieures qui sont celles de mon âge. La solitude m'est une source bienfaisante qui fait que la vie me paraît valoir d'être vécue. Parler devient assez souvent pour moi un supplice, et j'ai fréquemment besoin de plusieurs jours de silence pour me remettre de la futilité des mots. Je suis sur le chemin du départ et je ne regarde en arrière que quand je ne peux pas faire autrement. Le voyage que l'on va entre­prendre est en soi déjà une grande aventure, mais pas de celles dont on aurait envie de parler abondamment... Le reste est silence !"
Nous en revenons finalement à la notion de simplicité extrême qu'il mentionnait plus haut. 
Une âme qui a "baroudé" et s'est accomplie aspirerait donc à de nouvelles exigences : la solitude et le silence.
Comme si, dans un dialogue intérieur, l'être qui a capté cet éternel, se suffisait désormais à lui-même et devait se préparer, se concentrer (con-centrer) sur le dernier voyage qui l'attend.
On comprend mieux finalement ce que Jung entendait, dans l'interview  de Freeman, par la vie se comporte comme si elle allait se poursuivre et son conseil aux personnes âgés de vivre chaque instant comme si elle allait vivre des siècles.

L'ombre et la lumière pour faire de bonnes photos ...


J'aimerais terminer sur ces phrases qui témoignent que, bien que tout concorde à l'idée d'une survie psychique par delà la mort, la force de vie qui habite chacun est sans limite...qui peut l'entendre ?

"Le spectacle de la nature éternelle, me rap­pelle douloureusement à quel point je suis faible et éphé­mère, et l'idée d'une aequinimitas in conspectu mortis* n'a rien pour me réjouir. Comme je l'ai rêvé un jour, ma volonté de vivre est un daïmon incandescent qui, de temps en temps, me rend diaboliquement difficile l'acceptation consciente de ma condition de mortel. Tout au plus peut-on, comme l'éco­nome infidèle, sauver la face, et même cela n'est pas toujours possible, de sorte que mon maître ne trouverait même pas grande matière à louange. Mais de cela, le daïmon ne se préoccupe pas, car la vie est, au fond, comme l'acier sur la pierre. "
* sérénité dans l'imminence de la mort