mardi 20 février 2024

L'individuation...le chemin de croix [1]

J'entends ou je lis parfois des choses sur le processus d'individuation qui me gênent. 
Il est question d'extase, d'accomplissement naturel, de plénitude acquise, de joie dans la réalisation, etc. 
Certes, mais n'est ce pas un peu oublier que ce chemin est avant tout, par sa nature propre, parsemé des épines les plus féroces, des épreuves les plus redoutables, d'inévitables souffrances et doutes, et de véritables sacrifices (au sens étymologique de sacrificare, "fait de rendre sacré").
"la libido enlevée à la mère, devient menaçante comme un serpent, symbole de l'angoisse de mort, car il faut que meure la relation avec la mère et de cela on en meurt presque soi-même."
Jung, Métamorphose de l'âme... p 515
"Le monde apparaît quand l'homme le découvre. Or il ne le découvre qu'au moment où il sacrifie son enveloppement dans la mère originelle, autrement dit l'état inconscient du commencement".  
Jung, ibid, p677
Selon les théories actuelles, le bébé (voire même le fœtus) reçoit ce qui "est" (réalité interne et externe), qui va alors "déranger" un équilibre initial, comme un doigt va marquer la cire, marquant définitivement cette "matrice indifférenciée"...ce creux dans la cire peut être associé à la conscience, la cire, matière figeant ce creux , serait le Moi (notons que pour Jung, le Moi est un complexe, certes particulier, mais complexe psychique).
« En dépit du caractère relativement inconnu et inconscient de ses fondements, le moi est un facteur de conscience privilégié. Il est même, sur le plan empirique, une acquisition de l’existence individuelle. Il résulte, semble t-il, du choc du facteur somatique et de l’environnement et, une fois établi comme sujet, il se développe à partir d’autres chocs avec l’environnement aussi bien qu’avec le monde intérieur. »
Jung, Aïon, p 17
« Il forme en quelque sorte le centre du champ de conscience et, en tant que celui-ci embrasse la personnalité empirique, le Moi est le sujet de tous les actes conscients personnels. La relation d’un contenu psychique avec le Moi constitue le critère de la conscience, car un contenu ne peut être conscient s’il n’est pas représenté au sujet. » 
Jung, ibid, p18
La conscience est une mémoire active qui, selon  des interactions passées, va produire de la réaction, de l'évaluation, du sens au mieux... 
En contrepartie, la conscience va "alimenter" le Moi pour l'enrichir. Comme le précise Jung, le Moi est le centre de la conscience, il en est même la matrice originelle (et une instance autonome mais là n'est pas le sujet du billet).
Cette relation complexe doit poursuivre son processus et on comprend aisément que la nature même du Moi est de maintenir ses acquis en place et sa relation privilégiée avec son "ouvrier", la conscience. 



Selon cette dynamique relationnelle et la nature du Moi, on comprend que le changement est une source de stress car le Moi est le plus radical conservateur qui soit...il s'accroche à ses acquis (telle personne doit se comporter de telle manière, telle attitude doit être adoptée dans telle situation, etc.). 
Face à tout potentiel de modification, de transformation, aux éléments extérieurs de mutation, le Moi développe instinctivement le rejet, la "xénophobie", repoussant systématiquement ce qui ne répond pas au "préétabli" (les creux initiaux dans la cire). 
A maturité psychique, un constat dramatique s'impose : ce qui nous a permis de survivre nous empêche maintenant de vivre !


Dans le processus d'individuation, le retrait des projections (voir ici ) vide le Moi de sa substance, on est plus proche de la crucifixion que de l'extase. Le pôle contraire, jusqu'alors refoulé et inconnu, doit être intégré et cela ne peut se comprendre qu'après coup...les périodes de trouble, de doute et d'angoisse sont incontournables. 
Un sacrifice s'impose : celui de la position unilatérale initiale confondue avec l'unité de l'être.

La fameuse mise en tension des opposés (notion complexe, retenons  , pour le moment, que le couple d'opposés central est conscience / inconscient) ne conduit pas à un idyllique équilibre du "juste milieu" mais presque toujours à un "abaissement". Lorsque survient le fameux troisième terme (le produit de la tension des opposés, ni fusion, ni confusion pour autant), admis, le plus souvent, de "force" par le Moi, les idéaux, qui sont toujours des valeurs «hautes», s'effondrent et perdent tout leur prestige. 
Qui peut pleinement réaliser ce que signifie l'effondrement du monde de ses idéaux et de la souffrance qui l'accompagne ?

Pour reprendre une jolie métaphore, dont je ne me souviens malheureusement pas de la source, "il semble que, sur cette voie de l'individuation, plus que partout ailleurs, noblesse oblige. Tout se passe comme si, sur cette voie, les dieux psychologiques, une fois alertés, devenaient jaloux."

Ce billet n'est pas teinté de pessimisme mais se veut réaliste.  
Pour une note positive, j'invite le lecteur à revenir à la fin de ce billet.

On pourra gloser pendant des heures, il est dans la nature de l'humain de se figer pour se construire (édification de l'ego) avec le devoir de tout démolir dans la foulée (individuation, changement de centre)...et cela coûte souvent ce qu'il y a de plus cher !

23 commentaires:

Anonyme a dit…

Bonjour Jean,
« Lorsque survient le fameux troisième terme (le produit de la tension des opposés, ni fusion, ni confusion pour autant), admis de "force" par le Moi, les idéaux, qui sont toujours des valeurs «hautes», s'effondrent et perdent tout leur prestige. Qui peut pleinement réaliser ce que signifie l'effondrement du monde de ses idéaux et de la souffrance qui l'accompagne ? »
Ce que tu dis là me rappelle l’arcane XVI du Tarot : la Maison Dieu. On y voit une tour construite de main d’homme qui se trouve jetée à bas par la foudre tombant des hauteurs divines. Le petit roi et son architecte sont alors écrasés par l’effondrement de leur construction. Ton point de vue semble donc rejoindre celui des anciens initiés qui sont à l’origine de cet enseignement muet.

Benoit Mouroux a dit…

Bonjour (Amezeg ?),

L'analogie avec l'arcane XVI est parfaite avec ce que je voulais signifier, surtout à l'aune de ton commentaire...merci beaucoup pour cet apport car il enrichit considérablement les perspectives de ce sujet.

Jean

Anonyme a dit…

Bien deviné ! Oui, j’ai oublié de signer... c’est peut-être un effet de ce billet, une nouvelle brique qui tombe... ;-)

Anonyme a dit…

Décidément...!!

Amezeg

Ariaga a dit…

J'ai lu, je retourne dans ma caverne pour méditer cet intéressant billet et le commentaire d'Amezeg ....

nicole a dit…

Merci Jean de cette réflexion .

Je n'ai jamais considéré le processus d,individuation comme une voie vers l'extase...;o)mais une fois que l.on parvient à lâcher prise comme il est populaire de dire depuis quelques années, il devient possible de ressentir une certaine paix. Sans doute une baisse de tension entre les opposés, une acceptation d'être à lÉcoute et de faire une place aux contenus jusque là ignorés ou refusés.
Le mot qui me vient cé RENONCEMENT, être capable de perdre les avantages d'une ancienne vie...:

A l'âge adulte, on est rapidement face à un constat dramatique : ce qui nous a permis de survivre nous empêche maintenant de vivre !
Jean Bissur

Michelle a dit…

En effet, le chemin de l'individuation est un chemin de croix. Mais l'ombre dont on prend conscience est aussi constituée de richesses non découvertes. Et au fil du temps grandissent sur le chemin de nouvelles valeurs, une certaine confiance en soi et en la vie. Ce qu'on veut le plus atteindre ne nous est pas offert sur un plateau, loin de là. Mais en regardant comment on se sentait 30 ans avant, on peut réaliser tout ce qu'on a gagné sur le chemin ... sinon qui voudrait parcourir cette vallée de larmes, s'il n'y avait pas une mine d'or enfouie là ... parmi les mines explosives! Tu parles du détachement de la mère. Ouf pour moi ce fut très, très difficile. Merci pour cet article, chaque commentaire écrit est une occasion de clarifier en nous-mêmes ce dont il est question!
Amicalement!

Benoit Mouroux a dit…

Nicole,
Je te rejoins tout à fait sur le renoncement, c'est en effet ça...et je dirais même un renoncement régulièrement renouvelé, les vieux démons (les griffes de l'ego) sont toujours à l'affût.

Michelle,
Il est vrai que ce billet est un peu sombre mais je ne voulais traiter qu'un versant de la "montagne"...tu as tout à fait raison de rappeler que dans le pire d'hier réside le meilleur de demain.

Amitiés à vous deux,
Jean

Phène a dit…

Bonjour Jean,
Individuation ? Je n'y vois qu'apothéose de l'ego...
Bien amicalement

Benoit Mouroux a dit…

Bonjour Phène,

Il est pourtant bien mis à mal dans le processus...en fait, non, il est juste remis à sa juste place, ce qui lui est insupportable.

Nous avons déjà eu une discussion similaire il me semble...l'accomplissement par le "vide" ou l'individuation sont si proches pourtant.

Amitiés,
Jean

phene a dit…

C'est vrai Jean. Bonne soirée. Amitiés

Anonyme a dit…

« ....l'accomplissement par le "vide" ou l'individuation sont si proches pourtant. »

Je suis du même avis que toi, Jean.

À ce propos, je note ci-dessous, quelques réflexions d’Étienne Perrot extraites d’un billet que l’on peut lire ici : http://etienneperrot.blogspot.com/2009/04/le-reve-aujourdhui.html

"La voie des rêves est impopulaire et on peut opposer ou faire la différence entre la "psy" et les rêves. L'opinion courante identifie ou associe, et non sans raison, le psychologue ou le psychanalyste à l'homme qui a le pouvoir................ Le rêve, c'est le contraire...............
La voie des rêves, c'est la voie de la libération que nous avons demandée à l'Orient, mais qui est impraticable telle que l'Orient nous l'enseigne, parce que nous sommes des occidentaux, et que nous avons besoin de retrouver l'humidité et le dynamisme des images......................
Il y a un homme, une grande figure qui m'est très présente, c'est Krishnamurti. Krishnamurti nie le rêve, il veut libérer la vie sans le rêve. Moi, j'ai essayé, je connais bien la voie de K., c'est impraticable........»

Amezeg

Benoit Mouroux a dit…

Excellents compléments, comme d'habitude, merci Amezeg.

Anonyme a dit…

mmm… cette main me fait penser à la vague de Camille Claudel

Benoit Mouroux a dit…

Très belle analogie...

Jean

KIME a dit…

Bonjour Jean,

Lorsque je "tombe" sur de tels échanges au hasard de l'immense "toile", je reprends confiance et conscience dans le potentiel évolutif de l'humain.
L'involution de la civilisation dans laquelle nous vivons semble produire, à contrario, comme en "opposition complémentaire" des évolutions individuelles chargées de sens.
Merci aussi aux contributeurs qui savent si bien renforcer la tenue de ce blog.
Vous avez créé un spendide "égrégore", extrêmement lumineux autour de Carl et... de ce blog.
Bien amicalement.

Benoit Mouroux a dit…

Bonjour Kime,

Merci pour cette gentille appréciation...ces mises en "connexion" que m'a permis ce blog est la plus grande richesse qui soit.

Jean

Lunisole a dit…

Pour compléter vos dires sur "l'ombre", pour moi, elle est comme le compost : faite de "déchets", de tout ce qu'on a refoulé pour vivre en fait, de tout ce qui était insupportable et trop menaçant (je pense à l'énergie plutonienne qui vient tout bousculer) pour être, au moment où s'est vécu, acceptable. Mais le compost, une fois transformé (en deux ans environ) va enrichir la terre. Ainsi aller visiter (ramoner, plutôt) nos "oubliettes" (le nom que je donne volontiers à cette partie de nous enfouie, momentanément inaccessible dans laquelle sont enfermés de vieux démons, de vieux dragons, des toiles d'araignées et autres joyeusetés), on déchire le voile, on soulève la trappe, on vide les immondices (enfin, en partie) et quelque chose se libère. La rencontre avec l'ombre, avec les "oubliés", les enfouis, le "noir" en nous, est essentielle (essence-ciel) pour tendre authentiquement vers notre être.
Lunisole

Benoit Mouroux a dit…

Bonjour Lunisole,

Merci pour ces apports enrichissants...ce billet a été écrit sur un instinct immédiat et je me doutais qu'il porterait une certaine noirceur assez difficile à accepter.

Je vous rejoins totalement sur votre approche de l'ombre et j'ai abordé ces aspects en traitant des fonctions psychologiques et notamment de la fonction inférieur, étroitement lié à l'ombre.
La plus grande magie de l'homme est son pouvoir de transformation et d'où provient la source ? comme vous le dîtes de ces coins d'ombre en nous qui sont autant de ferments pour un devenir toujours plus réalisé.

Jean

Isabelle a dit…

Bonjour,
Merci pour ce billet qui parle de ce vide grandissant à mesure que je "lâche" des projections. Sentiment qu'il faut construire quelque chose avec un matériau que je ne connais pas, dont j'ignore même à quoi il ressemble.
Bien à vous
Isabelle

Benoit Mouroux a dit…

Bonjour Isabelle,

On m'a beaucoup reproché la noirceur de ce billet mais je crois qu'il ne faut pas ignorer certains aspects de la nature...merci pour votre appréciation.

La dissipation de "projections" est inconfortable et dérangeante, parfois douloureuse, mais au final, toujours enrichissant...

Bonne journée,
Jean

Anonyme a dit…

Bonjour Jean,
Quand on emploie ces mots à propos du processus d'individuation: extase, accomplissement, plénitude, joie dans la réalisation, il est fort probable qu'on soit en pleine phase d'inflation. Je n'ai rien contre ça, c'est parfois inévitable, j'en ai vécu quelques-unes, mais c'est toujours transitoire. Il y a maintenant plusieurs années que ça ne m'est pas arrivé. Dans cet état, j'ai parfois fait du mal, je nageais dans l'illusion de la puissance.
Après, le réveil est brutal! Et on regrette après coup certains agissements qu'on ne peut rattraper. Quand quelqu'un écrit qu'il s'est rendu au bout du processus d'individuation, j'ai des doutes ... Jung lui-même disait qu'il n'avait jamais rencontré une personne réalisée!
Très bon article, que je relis avec plaisir.
Merci, Jean,
Amicalement,
Michelle

Benoit Mouroux a dit…

Merci, chère Michelle, de me ramener à ce billet ancien...
Le terme de processus implique un déroulement dynamique, sans borne définie, sans horizon arrêté, et ce n'est pas anodin...qui se dit individué a, selon moi, encore beaucoup de chemin à parcourir.

Jean