lundi 20 juin 2022

Les racines de la guerre selon Jung

Par Raynald Valois.

Voici l'article, fourni par le revue Laval théologique et philosophique, extrait du volume 48 de juin 1992. Sa pertinence, les nombreuses sources fournies, le respect rigoureux de la pensée de Jung, en font un article de référence sur le thème, selon moi. On notera, notamment, une intéressante mise en perspective par rapport à la vision chrétienne. J'y ai égrené quelques références externes, notamment articles de ce blog.

Toute sa vie, Jung a été préoccupé par le problème de la guerre et il n'est presque pas une œuvre de lui qui ne discute des mécanismes inconscients qui nourrissent les conflits entre humains. C'est cependant dans une série de textes rassemblés dans Aspects du drame contemporain(1) qu'il s'est exprimé de la façon la plus complète sur ce sujet, traitant plus spécifiquement de la tempête qui a balayé l'Europe au cours des deux guerres mondiales. Dans ces études, il se livre pratiquement à une psychanalyse du peuple allemand, principal acteur de ces conflits. Puis la guerre froide entre
l'Ouest et l'Est ne cessa pas de l'inquiéter. Dans une de ses dernières œuvres, Présent et avenir, publiée peu avant sa mort, il tente de réveiller la conscience de ses contemporains: 
«Aujourd'hui, le second millénaire s'achève et nous vivons dans une époque qui nous suggère des images apocalyptiques de destruction universelle»(2)
Nous ne nous attarderons cependant pas sur ces œuvres qui parlent par elles-mêmes et n'ont pas grand besoin de commentaires. Nous irons plutôt puiser dans des écrits ultérieurs où Jung a poussé son analyse à des niveaux plus profonds et plus universels et mené ses intuitions premières à leurs ultimes conséquences. Nous pensons ici en particulier à Réponse à Job.
On peut aborder le problème de la guerre selon de multiples points de vue : éthique, politique, économique, sociologique, historique, géographique, etc. Cependant la plupart des approches ont ceci en commun qu'elles cherchent une explication du côté de facteurs qui, d'une façon ou de l'autre, directement ou indirectement, pourraient tomber sous le contrôle de la raison. On admet que ce comportement aberrant ait pu avoir force de loi dans des sociétés primitives, mais quels que soient les intérêts poursuivis par les belligérants, on ne peut accepter que de nos jours encore la force puisse constituer le moyen de régler les litiges. Il est insultant pour l'intelligence qu'une méthode aussi absurde et aussi inhumaine que la destruction réciproque soit encore envisagée comme remède à l'injustice. La toute récente guerre du Golfe, où se sont côtoyées les merveilles de la technologie — des bombes intelligentes — et les plus horribles massacres — des humains enfermés dans des tanks où ils étaient tirés à vue comme des pigeons d'argile —, n'est qu'une illustration de trop d'une folie qui défie le plus élémentaire gros bon sens, pour ne rien dire des sentiments moraux qui ont été foulés aux pieds lors de ces tueries.
L'approche de Jung est toute différente. Il pose en principe que l'on ne peut pas attaquer ce problème comme un désordre auquel nous pourrions remédier par une simple application des règles de la raison. La guerre est un comportement irrationnel et l'on ne peut y mettre fin par une décision de la volonté humaine. Elle s'abat sur l'humanité comme une fatalité devant laquelle la raison est dépassée. Elle est une maladie de l'espèce humaine, une «psychose collective» résultant de ce qu'il nomme souvent une «infection psychique» ou une «contagion psychique», aussi dévastatrice qu'une épidémie de choléra. Et il semble bien que l'on ne soit pas près d'inventer le vaccin qui nous mettra à l'abri de ce fléau. En exergue du livre Aspects du drame contemporain, on lit ces lignes de Jacques Madaule qui posent bien le problème:
La guerre est irrationnelle, comme l'amour, comme un grand nombre de comportements les plus essentiels. Depuis un grand nombre de siècles les sages ont rêvé que l'homme se conduise selon les règles de la raison. Jusqu'à présent leurs efforts n'ont pas donné de grands résultats.
La découverte capitale de ce dernier siècle, découverte dont on est loin d'avoir déduit encore toutes les conséquences, c'est que le monde est mené par des forces irrationnelles. Ceci ne veut pas dire que l'homme doive abdiquer sa raison, mais qu'il n'est pas aussi facile qu'on l'avait supposé de le traiter en animal raisonnable.
Si donc l'on veut supprimer la guerre il faut prendre conscience de son mystère.
Si la guerre est irrationnelle, c'est qu'elle est, du moins en partie, fondée sur des motivations inconscientes. Celles-ci exercent une telle pression sur l'affectivité que l'on peut, à toutes fins pratiques, considérer les raisons que l'on invoque pour la justifier comme de simples rationalisations. Si tel est le cas, il ne faut pas songer à affronter directement ces motivations et tenter de les réduire à néant par la force persuasive de la raison. Le remède est plus subtil et la voie de la guérison beaucoup plus compliquée qu'on le souhaiterait. Elle passe par l'élargissement et l'approfondissement de la conscience individuelle. Telle est, en résumé, la position de Jung, que nous allons tenter d'expliquer dans les pages qui suivent.
 
  
I. LE PROBLÈME DE L'OMBRE

La racine de la guerre serait à aller chercher dans la structure bipolaire de l'inconscient. En effet ce dernier renferme des couples d'opposés qui tiraillent l'être humain et tendent à le diviser. C'est même, selon Jung, le but suprême du développement de la personnalité que d'arriver à un point d'équilibre où l'harmonie s'instaure entre les tendances antagonistes: ce que Jung a appelé le «processus d'individuation».
Pourtant, sans ce jeu des contraires, il ne pourrait y avoir de vie psychique, comme il ne pourrait y avoir, sur le plan physique, de déploiement d'énergie s'il n'y avait différence de potentiel entre des pôles opposés(3). Mais qui dit opposition dit lutte. Si l'homme est divisé à l'intérieur de lui-même, il n'est pas étonnant qu'il ait tendance à se diviser d'avec ses semblables...
Une première opposition se localise au niveau de la rencontre de l'individu avec le milieu. La survie exige en effet l'adaptation à l'environnement physique et humain.
Or les instruments d'adaptation dont dispose le Moi constituent eux aussi un système polaire. Jung les a appelés «fonctions» du Moi (Voir ici), à savoir la pensée, le sentiment, l'intuition et la sensation, lesquelles «présentent entre elles certaines incompatibilités, dont tient compte leur disposition deux à deux opposées»(4). Cette situation confronte l'individu à la nécessité de se spécialiser dans l'une ou l'autre fonction, qui deviendra son outil privilégié pour traiter avec le milieu. Par le fait même il s'ampute de nombreuses possibilités qui s'atrophient et sont condamnées à sommeiller dans l'inconscient. Par sa nature même, le champ de la conscience est extrêmement réduit et
ne permet d'actualiser qu'une part infime du potentiel psychologique. Jung le compare d'ailleurs au faisceau étroit d'une lampe de poche qui ne nous permet d'explorer à la fois qu'une portion très réduite de l'environnement nocturne.
Toutes les possibilités qui ont été ainsi reléguées dans l'inconscient, à cause de leur incompatibilité avec les orientations du Moi, constituent ce que Jung a appelé l'«ombre» (Voir mon article). C'est également dans ce foyer que se concentrent les tendances que l'on a dû refouler pour se conformer au code des mœurs imposé par les parents et la société. Il n'est donc pas difficile de concevoir que l'ombre représente aux yeux de l'individu ce qu'il y a de moins réjouissant dans sa personne. Dans Aïon, Jung esquisse une description très convaincante de l'aspect menaçant qu'elle représente pour le Moi:
Un examen plus précis des aspects obscurs ou inférieurs formant l'ombre révèle que ceux-ci ont une nature émotionnelle, et donc une certaine autonomie, et qu'ils revêtent, en conséquence, une forme d'obsession ou, mieux, de possession. En effet, l'émotion n'est pas une activité, mais un événement qui assaille l'individu.
Des affects naissent généralement en des points de moindre adaptation et révèlent simultanément la raison de cette faiblesse, à savoir une certaine infériorité et l'existence d'un niveau plus bas de la personnalité. Sur ce plan profond où les émotions ne sont qu'à peine ou même nullement contrôlées, on se comporte plus ou moins à la manière d'un primitif qui est non seulement la victime passive de ses affects, mais qui manifeste en outre une remarquable inaptitude au jugement moral.(5)
L'ombre représente donc cette moitié de la personnalité qui fait pendant à tous les processus d'adaptation et vient troubler la clarté de l'image positive que chacun tente de se construire de lui-même. Conformément aux prescriptions de la morale traditionnelle, l'individu s'efforce d'acquérir les vertus qui feront de lui un honnête
citoyen, un bon parent, un professionnel consciencieux, etc. Mais ce que la psychanalyse a découvert, c'est que ce magnifique travail d'éducation ne peut s'accomplir sans d'innombrables refoulements. En clair, cela signifie que les tendances immorales ou antisociales que l'on croyait avoir été déracinées continuent à mener une vie autonome sous le seuil de la conscience. Elles réapparaissent sous le masque de symptômes variés qui vont du simple lapsus à la somatisation la plus grave.
L'ombre constitue donc l'ennemi intérieur, l'empêcheur de tourner en rond, la source des sentiments d'infériorité. Malheureusement elle ne se réduit pas à un accident de parcours, une faiblesse dont, moyennant une bonne dose de volonté, il sera un jour possible de se débarrasser. Au contraire il faut y reconnaître une nécessité de la psychologie humaine, dont le dynamisme même découle de l'opposition entre les tendances contraires. Cette théorie occupe d'ailleurs une place centrale dans l'oeuvre de Jung. Par exemple, toutes ses recherches approfondies sur le symbolisme alchimique(6) explorent les multiples façons dont les alchimistes s'y sont pris pour représenter leur «opus», qui n'est autre que la réconciliation des opposés qui se combattent dans la psyché humaine:
Par contre, si jeune que soit la psychologie des phénomènes psychiques inconscients, elle n'en a pas moins établi d'une manière solide un certain nombre de faits qui reçoivent de plus en plus l'accord général. Parmi eux se trouve la structure contradictoire de la psyché, structure qui est commune à toutes les productions naturelles. Celles-ci constituent des phénomènes énergétiques qui proviennent toujours d'un «état moins probable» de tension des opposés. Cette formule revêt une importance toute spéciale pour la psychologie, car la conscience hésite généralement à percevoir ou à admettre la nature contradictoire de son arrière-plan, bien que son énergie ait précisément là sa source.(7)
La présence de l'ombre dans l'inconscient entraîne toutes sortes de conséquences fâcheuses dont la moindre n'est pas de mettre l'individu en opposition avec son entourage. En effet tout contenu inconscient est nécessairement, grâce à un mécanisme  de projection (Voir ici), perçu comme s'il appartenait à autrui(8). C'est le phénomène bien connu de la «paille» vue dans l’œil du prochain et de la «poutre» que l'on ignore dans le sien propre. Dans de telles circonstances, il n'est pas difficile de comprendre comment les luttes intérieures que l'individu doit entreprendre contre lui-même, peuvent être considérablement allégées si l'ennemi est mis à distance, c'est-à-dire transposé dans la figure du prochain. Il s'agit en effet d'une mesure de protection, une façon de parer à la dissociation de la personnalité. En effet, selon Jung, il faut considérer l'unification de l'ensemble de la personnalité sous l'autorité du Moi comme une conquête assez récente (quelques millénaires) de l'évolution humaine. Au principe l'âme présenterait plutôt l'image d'une multiplicité de facteurs autonomes, ce que les primitifs appelaient
les «esprits», dont l'harmonie et la collaboration n'était obtenue qu'à force d'incantations et de rites magiques de toutes sortes. Par conséquent, l'unité intérieure est un bien précieux que l'on est prêt à défendre à tout prix. Le Moi éprouve ainsi une répugnance énorme à admettre l'existence de cette face obscure de son être. Les psychologues sont habitués à rencontrer chez leurs patients cette « résistance » à regarder du côté de l'inconscient. En effet l'individu est prêt à souffrir des symptômes les plus douloureux pour éviter de voir ce qui s'agite au fond de lui-même, l'Autre en lui-même.
Lorsqu'on a compris ce fonctionnement du psychisme, on perçoit les conflits qui enveniment les relations humaines sous un jour tout à fait nouveau. On découvre qu'ils sont beaucoup plus l'effet de l'aveuglement que de la méchanceté. Ils constituent la transposition sur le plan du groupe d'une guerre qui se livre d'abord dans le cœur
même de l'individu. D'où l'extrême importance de la vieille maxime reprise par Socrate: «Connais-toi toi-même». Il est malheureusement bien connu que les héritiers spirituels de ce grand philosophe préfèrent de loin explorer les mystères du monde qui les entoure que de scruter les abîmes de leur propre psyché.
Lorsque Jung tire les conclusions pratiques de ces observations psychologiques, il en arrive toujours à proposer le développement et l'élargissement de la conscience comme un moyen de rétablir la paix intérieure, de colmater la brèche qui divise l'homme en deux moitiés adversaires. Ainsi la «dissociation de la psyché» peut être surmontée et l'état d'harmonie instaurée ou restaurée. Mais cela suppose un travail pénible sur soi-même, pour lequel les vertus de courage et d'humilité sont d'une impérieuse nécessité.
Il peut sembler, à première vue, que Jung ne fait en somme que reprendre de très anciennes prescriptions morales que les prédicateurs de toutes les époques n'ont cessé de proclamer sans succès. Cette impression n'est pas complètement fausse. Elle repose
sur cette vérité qui veut que la guérison psychologique exige une implication personnelle et une force morale peu communes: le psychologue ou l'analyste ne sont pas des sorciers qui opèrent des miracles. Cependant, contrairement au prêcheur et au moraliste, ils acceptent le rôle ingrat de s'offrir eux-mêmes comme réceptacles de ces fâcheuses projections que le malade fait sur son entourage. Ils se positionnent face à lui comme le miroir qui lui renvoie l'image de son ombre et l'amènent ainsi à se réconcilier avec elle, grâce aux liens intenses du transfert et du contre-transfert. Ils amènent ainsi celui qui faisait la guerre avec les autres à faire la paix avec lui-même, réalisant l'adage souvent répété mais jamais vraiment compris et accepté : charité bien ordonnée commence par soi-même. Rien de plus difficile que de s'aimer soi-même dans ses petitesses comme dans ses grandeurs.

https://static.mediapart.fr/etmagine/default/files/2018/09/20/retour-a-lemploi-diffiicile.jpgL'état de choses que nous venons de décrire fournit déjà une explication assez substantielle du caractère conflictuel dont sont affligées les relations entre humains depuis l'aube des temps. Mais s'il n'y avait que cela, on aurait toujours pu espérer qu'avec une certaine dose de bonne volonté l'individu se serait graduellement éduqué et civilisé. Toutes les philosophies, toutes les religions n'ont-elles pas essayé de faire comprendre à l'homme qu'il doit se réformer lui-même, qu'il doit se reconnaître lui- même pécheur plutôt que de se poser en juge de ses semblables. Les Évangiles sont remplis de maximes de ce genre. Pourtant on a l'impression que les guerres les plus meurtrières qui ont enflammé le globe ont été allumées par des mains chrétiennes.
Citons seulement les croisades, l'extermination des Indiens lors de la conquête de l'Amérique, les deux dernières guerres mondiales. Il est vrai que nos frères musulmans, eux aussi dignes fils d'Abraham, n'ont pas non plus été en reste à ce chapitre.
On doit cependant reconnaître que la morale prônée par les grandes religions, qui tentent depuis des millénaires d'arracher l'homme à la barbarie, trace déjà la voie qui peut l'amener à reconnaître son ombre personnelle et il serait inexact et injuste de prétendre que le message d'amour du christianisme n'a nullement transformé le cœur humain. Il reste tout de même que la morale traditionnelle ne permet pas de dépasser le champ relativement étroit à l'intérieur duquel la volonté consciente peut exercer son influence et imposer les règles de la raison.
Aristote admettait bien que la raison n'a pas un pouvoir despotique sur les passions, mais plutôt un rapport politique, une capacité de les influencer en leur proposant des objets de désir capables d'agir sur elles. Mais ce qu'il ne concevait pas et ne pouvait concevoir, c'est qu'il existe des pulsions qui échappent totalement à la lumière de la
conscience et qui, moyennant un certain élargissement de celle-ci peuvent tomber sous sa sphère d'influence. Dans la perspective de la morale traditionnelle, l'inconscience était perçue comme une ignorance, et lorsqu'elle n'était en aucune façon volontaire, on l'appelait «ignorance invincible»: elle excusait alors de toute responsabilité.
Les choses se sont malheureusement quelque peu compliquées depuis une centaine d'années. En effet la curiosité exagérée des psychanalystes a été l'occasion de faire émerger, à côté des sept péchés capitaux, un nouveau péché encore plus grave que tous les autres, à savoir l'inconscience. Il faut sans doute voir là une conséquence désagréable de l'accroissement incessant des connaissances humaines : chaque nouvelle conquête élargit le champ d'application de notre responsabilité. Maintenant que la psychologie nous a révélé qu'il est possible, moyennant un certain effort de la volonté et avec l'appui de l'art psychothérapique, d'arracher aux ténèbres de l'inconscient des motivations qui nous étaient naguère inaccessibles, nous ne pouvons plus aussi facilement nous dérober derrière le paravent de l'ignorance. À ce propos, Jung cite souvent
cette adjonction apocryphe à l'Évangile de Luc (6,4): 
Mon ami, si tu sais ce que tu fais, tu es bienheureux, mais si tu ne le sais pas, tu es un maudit et tu es un transgresseur de la Loi.(9)
La connaissance de soi prônée par Socrate aurait ainsi été élevée du rang de simple vœu pieux à celui d'obligation morale. Peut-être même, pensait Jung, qu'elle est une condition essentielle à la survie de l'humanité, étant donné que les menaces les plus graves qui pèsent sur celle-ci n'originent plus de la nature extérieure mais des forces colossales de destruction qui sont désormais entre nos mains. Tel est l'avertissement solennel qu'il nous livre à chaque page de Présent et avenir.
Comme on l'a vu, les premiers pas sur la voie de cette connaissance de soi mettent l'individu en face de son ombre. Même si cette tâche est passablement pénible, elle ne fait que révéler ce qui se situe comme à l'entrée de la conscience, les problèmes qui nous sont simplement personnels, parce qu'ils se sont installés en nous par le fait de notre histoire familiale. L'ombre ne constitue pourtant qu'une entrée en matière:
L'ombre peut être pénétrée sans difficulté par une certaine autocritique en tant qu'elle est de nature personnelle. Mais là où elle est en question comme archétype, on rencontre les mêmes difficultés qu'avec 1'animus et l'anima; en d'autres termes, il appartient au domaine du possible de reconnaître le mal relatif de notre nature, tandis qu'avoir un regard direct sur le mal absolu représente une expérience aussi rare que bouleversante.(10)
C'est pourquoi les exhortations de la morale traditionnelle peuvent jusqu'à un certain point amener l'homme à confesser ses propres fragilités, mais en ce qui concerne le mal cosmique, elles ne peuvent plus être de grande utilité. Or il s'avère que la cause la plus décisive des conflits qui déchirent l'humanité doit être cherchée à ce niveau de profondeur.

II. LE PROBLÈME DU MAL

Le problème du quatrième, tel est le titre bizarre d'un texte non moins bizarre, où Jung semble se laisser aller aux spéculations les plus folles sur la nature de Dieu.
Pourtant il ne s'agit pas là d'une erreur de parcours ou d'une extravagance de fin de carrière. Il est vrai que Jung confesse(11) avoir dû attendre à l'âge de 73 ans avant de se décider à s'expliquer clairement sur ces questions. Mais elles le hantaient depuis les débuts de sa carrière de psychologue, comme en témoignent ses Sept sermons aux morts, qui datent de 1916. En fait, durant toute sa vie, Jung a été plus ou moins obsédé par le problème de l'origine du mal. Dans Ma vie, il raconte comment sa rencontre précoce avec le pessimisme de Schopenhauer le confirma dans sa perception de la réalité :
La grande trouvaille de mes investigations fut Schopenhauer. Il était le premier à parler de la souffrance du monde, de cette souffrance qui éclate aux yeux, et qui nous oppresse; à parler du désordre, des passions, du mal, que tous les autres semblaient à peine prendre en considération et qu'ils espéraient tous résoudre en harmonie et en intelligibilité. Enfin, voilà un homme qui avait le courage de voir que tout n'était pas pour le mieux dans les fondements de l'Univers. Il ne parlait ni d'une providence infiniment bonne et infiniment sage dans la création, ni d'une harmonie de l'évolution; au contraire, il disait clairement que le cours douloureux de l'histoire de l'humanité et la cruauté de la nature reposaient sur une déficience: l'aveuglement de la volonté créatrice du monde.(12)
Cette idée peu chrétienne que le mal n'a finalement pas d'autre origine que le Créateur pointe très tôt dans les réflexions de Jung, comme on peut le voir dans les débats intérieurs qui déchirent son âme d'enfant et qu'il réussit à apaiser avec la pensée que c'était Dieu Lui-même qui lui suggérait de commettre «le plus grand péché qui soit»(13), comme il «avait tout organisé pour que nos premiers parents fussent obligés de commettre le péché»(14).
La description détaillée que Jung nous fournit de cette expérience douloureuse met déjà en évidence une donnée fondamentale de sa conception de la psyché : il existe des structures dynamiques inconscientes qui sont antérieures à toute prise de position de la volonté et qui s'imposent à elle sans qu'elle puisse les modifier en aucune façon; tout au plus peut-elle leur faire obstacle en leur opposant la résistance du refoulement ou de la répression, mais elle ne peut en aucun cas les réduire à néant. On pourrait affirmer que cette façon de voir constitue comme un axiome sur lequel repose l'édifice entier de sa psychologie. Il a appelé psychisme objectif ou inconscient collectif ce donné de nature qui est à l'origine de l'ensemble de nos fonctions psychiques conscientes et qui continue à exercer sur elles l'énorme pression de ses déterminismes.
Dans l'esprit du jeune Jung, cette nécessité implacable revêt la forme du «bon Dieu» vénéré par son père, pasteur protestant. Il affirmera plus tard:
Les «puissances» et les «forces» sont toujours là, nous ne pouvons et nous n'avons pas besoin de les créer. Tout ce qui est en notre pouvoir c'est de choisir le Seigneur que nous voulons servir, afin que son service nous protège contre la domination des «Autres» que nous n'avons pas élus. «Dieu» n'est pas créé mais élu.(15)
C'est pourquoi il qualifiait l'athéisme d'«erreur naïve»(16) tant il lui apparaissait que le Moi n'est pas maître dans sa maison: 
En fait et en vérité, nous ne jouissons pas d'une liberté souveraine: nous sommes continuellement menacés par certains facteurs psychiques qui en tant que «forces de la nature» peuvent nous prendre en leur possession.(17)
Son expérience médicale l'avait, semble-t-il, complètement libéré de l'illusion dangereuse pour la santé mentale que l'intellect et la volonté sont capables de diriger sans problème l'individu dans le sens qu'il a arbitrairement choisi.
Comme toutes les données de l'inconscient, comme l'ombre, ces forces ont la propriété d'être projetées sur l'extérieur et cela en proportion de l'ignorance que nous entretenons à leur sujet. C'est pourquoi l'homme s'est de tout temps senti sous la domination de puissances soit célestes, soit terrestres, soit infernales. À mesure qu'a
progressé sa connaissance objective du monde, grâce à l'évolution de la conscience, l'univers a été vidé de ces projections : d'être plus ou moins vivant et animé, ce dernier est devenu matière inerte privée de toute âme.
Mais le problème dans tout cela, c'est que cette opération d'aseptisation n'a pas eu comme résultat d'anéantir ces forces comme si elles avaient été inventées de toutes pièces par l'imagination délirante des peuples primitifs. La preuve en est que dès qu'on les a dépouillées d'une image qui ne convient plus à l'idée que l'on se fait du cosmos, elles réapparaissent immédiatement sous une autre forme, qui exerce autant de fascination et de domination sur ses nouveaux adeptes :
On serait alors peut-être en droit de dire avec Nietzsche: «Dieu est mort. » Mais il serait plus exact de dire: «Il s'est dépouillé de notre image, de l'image que nous lui avions conférée: et où allons-nous le retrouver ?» L'interrègne est plein de dangers, car les données, les forces implicites de la nature formuleront leurs revendications, sous la forme des différents «-ismes». De ceux-ci rien ne peut naître qu'anarchie et destruction, car, par suite de l'inflation, l'hybridité de la conscience humaine élit le moi, en dépit de son dénuement ridicule et de sa pauvreté, comme Seigneur de l'Univers. Ce fut le cas de Nietzsche, signe avant-coureur mais incompris de toute une époque.(18)
Ceci revient à dire que les forces qui dominent l'homme ne sont finalement ni en dehors de lui, comme dans ces esprits dont les primitifs se croyaient possédés, ni en son Moi, sa conscience, dont les organes essentiels sont la raison et la volonté, mais dans cette zone psychique qui constitue l'inconscient, qui agit dans l'homme comme si elle venait de l'extérieur. Jung a appelé «archétypes» ces instances psychiques qui dirigent la vie inconsciente. Les dieux et les démons ne sont que des archétypes projetés sur le monde extérieur. De même en est-il pour toutes les idéologies et toutes les causes qui représentent les formes modernes de la religion : ce sont soit les nouveaux dieux que l'on a élus, soit les nouveaux démons qu'il faut combattre de toutes ses forces. C'est faire preuve d'un optimisme bien naïf que de croire que la terreur exercée sur l'humanité par ces êtres surnaturels ait été évacuée par le développement de la science et de la technologie.
Si Jung s'en était tenu à ces généralités sur la nature des représentations religieuses et, en particulier, de l'image que l'homme se fait de Dieu, les chrétiens auraient pu voir en lui un analyste pénétrant de l'expérience du sacré. Après tout, le Christ lui-même ne dit-il pas: «En ce jour-là, vous connaîtrez que je suis en mon Père et que vous êtes en moi et moi en vous»(19). Donc de là à affirmer que la grâce et l'Esprit Saint, lorsqu'on observe leur action dans l'âme d'un point de vue médical et empirique, peuvent très bien se manifester comme des facteurs psychiques qui émanent de l'inconscient, le pas ne semble pas impossible à franchir. Il reste tout de même que les implications métaphysiques et théologiques de ces théories jungiennes soulèvent de graves problèmes que nous ne pouvons discuter ici.
Arrêtons-nous cependant à une affirmation particulièrement scabreuse de Jung, à savoir que l'image trinitaire de Dieu est, sur le plan psychologique, incomplète: on doit lui ajouter une quatrième Personne, laquelle n'est autre que le Diable. Tel est le propos essentiel du Problème du quatrième, que nous citions plus haut.
Évidemment Jung répète inlassablement que ses hypothèses ne prétendent en aucune façon définir l'essence de Dieu en Lui-même, donc qu'elles n'ont aucune portée métaphysique. D'ailleurs en bon disciple de Kant, il n'attribue qu'une valeur très relative aux affirmations métaphysiques:
Dans le domaine métaphysique, ce qui est vrai est ce qui a du crédit, et c'est pourquoi les affirmations métaphysiques sont toujours liées à un désir peu commun de les voir reconnues et appréciées, car l'estime est leur seul critère de vérité qui fait qu'elles subsistent ou qu'elles s'écroulent. Toutes les prétendues preuves métaphysiques sont d'inévitables pétitions de principes, comme en témoignent à l'évidence pour tout esprit raisonnable les preuves de l'existence de Dieu.(20)
Cependant la reconnaissance universelle ne constitue pas à ses yeux une circonstance négligeable. Elle signifie qu'une proposition, si rationnellement improuvable soit-elle, peut revêtir une valeur pratique énorme si elle permet à des millions d'individus de trouver un sens à leur vie. Par le fait même elle s'impose comme une donnée objective, c'est-à-dire découlant des aspirations les plus profondes de l'être humain, ce qui la rend finalement plus nécessaire que toutes les positions scientifiques les plus solides.
Ce qui revient à dire, par exemple, que l'athéisme prouve sa fausseté par le fait même qu'il entraîne des problèmes psychologiques dont la croyance en Dieu, malgré son caractère irrationnel, peut seule nous guérir. Ces vues de Jung demanderaient également un approfondissement auquel nous ne pouvons nous livrer ici.
 

Toujours est-il que, s'appuyant sur une connaissance très vaste des religions, surtout de la religion chrétienne, et sur sa longue pratique clinique, Jung soutient que l'image de Dieu élaborée par la tradition chrétienne témoigne d'une tentative d'éliminer tous les traits négatifs qui sont inhérents à l'archétype correspondant, tel qu'il se manifeste spontanément dans les productions naturelles que sont, par exemple, les rêves et les visions. C'est principalement dans Réponse à Job que Jung formule son hypothèse, mais ce thème majeur de sa pensée est abondamment discuté dans de nombreuses autres œuvres(21).
Dans l'Ancien Testament et, encore de façon plus évidente, dans la plupart des traditions religieuses non chrétiennes, le mal n'est pas exclu de la sphère divine, en sorte qu'il ne devient pas, comme dans le christianisme, une prérogative de la créature. 
Le dualisme cosmique est abondamment attesté au sein de multiples mythologies aux quatre coins du monde(22).
Selon Jung, comme tous les archétypes, le Soi(23, voir également ici), qui représente la totalité psychique et dont les expressions symboliques sont les mêmes que celles de la divinité (en sorte qu'on peut assumer que celle-ci n'en est que la projection) comporte un côté positif, clair, bon, conforme aux exigences morales, et un côté négatif, sombre, mauvais, en désaccord avec ces mêmes exigences. Dans la religion chrétienne, ces tendances mauvaises sont incarnées dans le Diable et la cohorte des mauvais anges. Cependant ceux-ci ne sont, comme leur chef, que de simples créatures qui ont été faites bonnes et se sont corrompues par elles-mêmes. Ainsi le mal moral n'est nullement imputable au Créateur mais uniquement à la créature.
Quoi qu'il en soit du statut métaphysique de ces doctrines, sur le plan psychologique elles placent l'homme dans une situation d'opposition au Créateur et lui confèrent un pouvoir équivalent, mais dans le mal: L'opposition entre Dieu et l'homme qui règne dans la conception chrétienne est sans doute un héritage de l'Ancien Testament, issue de la période initiale au cours de laquelle tout le problème métaphysique se résumait exclusivement aux relations entre Yahvé et Son peuple. En dépit de la gnose de Job, la crainte de Yahvé était encore trop grande pour que l'on ait osé transférer l'antinomie au sein  de la divinité elle-même. Mais à partir du moment où on laisse subsister l'opposition entre Dieu et l'homme, on arrive finalement — nolens volens(24) — à la conclusion chrétienne: omne bonum a Deo, omne malum ab homine(25), ce qui situe la créature de façon absurde en opposition à son créateur et confère à l'homme, à proprement parler, une valence cosmique ou démoniaque dans le mal.(26)
Aux yeux de Jung, un tel transfert de pouvoir dans l'homme est extrêmement dangereux. Lorsque, dans les civilisations archaïques, les forces du mal étaient tenues à distance par le moyen de la projection sur des entités surnaturelles, diables, monstres, démons, esprits malfaisants, etc., l'homme pouvait jusqu'à un certain point se protéger de leur influence en appelant à son secours les divinités favorables. En dernière analyse, le théâtre de la lutte entre le Bien et le Mal était transposé sur un plan cosmique, ce qui diminuait d'autant la responsabilité de l'homme. Cette façon de représenter le jeu des forces qui s'affrontent au sein de la psyché humaine avait l'avantage de refléter de façon beaucoup plus juste la situation réelle du Moi conscient par rapport aux dynamismes inconscients. C'était en fait une reconnaissance de l'autonomie de ces derniers et, par suite, de l'impossibilité pour le Moi d'agir directement sur eux par une simple décision de la volonté. Pour le psychologue qu'était Jung, il apparaissait avec la plus grande évidence qu'il ne pouvait rien faire pour un malade qui, par exemple, souffrait d'un cancer imaginaire, tant que ce dernier n'avait pas admis que son cancer, tout irréel qu'il fût, n'avait pas été inventé librement par lui et ne pouvait donc pas non plus être anéanti de la même façon. La guérison devenait possible à partir du moment où le patient acceptait l'idée que ces imaginations folles lui étaient suggérées par des facteurs inconscients qui menaient en son âme une existence aussi indépendante que n'importe quel mauvais esprit primitif.
Un des graves problèmes auxquels est désormais confronté l'homme moderne consiste dans ce que Jung appelle l'«hybris» ou l'«inflation», c'est-à-dire le fait de s'arroger un pouvoir divin, fût-ce dans le mal. C'est une conséquence dangereuse de l'élargissement de la conscience tel qu'il s'est produit dans notre civilisation(27). Le retrait graduel de toutes les projections qui avaient été faites originellement sur des entités cosmiques ou métaphysiques a procuré à l'être humain un butin précieux dont il est bien tentant de se prétendre le possesseur autorisé, c'est-à-dire celui qui a les droits d'auteur. Le Moi se trouve alors confronté avec des forces psychiques qui dépassent ses capacités d'assimilation et ne peuvent faire autrement que de l'engloutir et le dominer. Celui qui croyait posséder est lui-même possédé: c'est le délire des grandeurs. Toutes les guerres modernes sont largement redevables à des exaltés de ce genre, qui ont incarné à un degré plus avancé ces tendances morbides déjà largement répandues dans les masses populaires.
Les conséquences de rapports défectueux entre le Moi et les archétypes de l'inconscient collectif peuvent donc et ont été de fait extrêmement désastreuses. Dans les civilisations archaïques, ces puissances étaient maintenues à distance raisonnable, sous forme de dieux et de démons, grâce à des rites de toutes sortes qui servaient à les apaiser. Mais l'aspect démoniaque était évidemment ce qu'il fallait repousser le plus loin possible, donc en dehors des limites de la tribu ou du clan. Les aspects positifs du divin étaient alors incarnés dans les lieux sacrés qui constituaient le centre de l'organisation sociale, ce qui symbolisait le cosmos, tandis que les démons étaient relégués aux régions inhabitées, lesquelles étaient identifiées au chaos. Or toutes les populations étrangères se trouvaient assimilées à ces régions ténébreuses et réduites à autant de représentants des forces du Mal. Faire la guerre constituait donc un devoir sacré, une répétition des luttes cosmiques que les dieux et les héros civilisateurs avaient entreprises contre les monstres primordiaux. Ainsi on s'identifiait aux dieux et l'on assumait une responsabilité dans la victoire du Bien sur le Mal, de l'Être sur le Néant.
Dans une telle problématique, le Moi individuel avait un moyen adéquat de s'arranger avec les exigences de l'inconscient collectif. Il pouvait s'abriter derrière un système bien organisé de représentations et d'idéaux qui donnaient un sens à sa vie et le protégeaient de l'influence des pulsions de mort. Le Mal était bien identifié, bien localisé et l'on savait comment le combattre.
Cependant d'un point de vue plus global, c'est-à-dire en tenant compte des effets destructeurs de ces affrontements entre collectivités étrangères, il est maintenant clair que cette façon de résoudre le problème était catastrophique. On peut ainsi mesurer la profondeur de l'évolution que le christianisme proposait à l'humanité en annonçant que tous les hommes sont frères, qu'il n'y a plus d'étrangers, donc plus de suppôts de Satan.
Mais entre cet idéal et la réalité que constitue l'histoire de la chrétienté, il y a un abîme qui reste encore à combler. De fait on pourrait s'attendre à ce que le message d'amour de Jésus eût agi de façon autrement efficace sur le cours des relations entre humains. Dans Réponse à Job, Jung se livre à une analyse serrée de l'évolution psychique de la civilisation chrétienne, démontrant que les crises qui ont déchiré l'Occident depuis 2000 ans sont déjà en germes dans l'histoire biblique. Nous ne pouvons ici que souligner de façon très schématique, les faits majeurs qui sont mis en évidence par Jung.
D'abord il reconnaît que le symbole de l'Incarnation de Dieu marque un tournant décisif dans l'histoire de la conscience humaine: il signifie un élargissement considérable de celle-ci et l'établissement d'une relation particulièrement intime entre le Moi et le Soi. Mais étant donné que le Christ est un modèle de perfection spirituelle, qu'il n'incarne que l'aspect lumineux du divin, il oblige l'homme à refouler tout ce qu'il y a de sombre en lui-même, à le nier. La matière, le corps, la vie instinctuelle, et finalement la femme sont plus ou moins assimilés aux forces du mal et rangés dans le camp de Satan. Ceci signifie que les contradictions inhérentes à la structure même de la psyché ont été partiellement réintroduites à l'intérieur de celle-ci et retirées aux entités surnaturelles où elles étaient projetées. Mais ce processus n'est pas complet parce que l'homme n'est pas encore capable de voir que le Mal cosmique est aussi une composante de sa propre psyché. Il incline encore à penser qu'il s'incarne dans le prochain, chez les ennemis, mais non en son être propre.

Eugène Delacroix - fanatiques de Tanger Photo Stock - Alamy 
Cette analyse de Jung jette une lumière singulière sur toutes les formes de fanatisme qui alimentent les conflits armés. Quand l'adversaire est assimilé aux forces du Mal, il n'est plus aucune sorte de violence qui ne soit justifiée à son endroit.
En d'autres mots, ce que Jung soutient c'est que l'on ne reconnaît pas suffisamment l'aspect surhumain, irrationnel, des forces qui poussent l'homme à la guerre. L'homme est déchiré entre des tendances contradictoires, tendances qui ont un pouvoir sur le Moi qui ne peut être mieux signifié que par l'image de la relation entre Dieu et la créature. Au stade carrément archaïque ces forces sont perçues comme totalement extérieures à l'homme, ce qui est pacifiant, en un certain sens, pour l'esprit de l'individu, mais désastreux pour les rapports entre collectivités étrangères qui se voient réciproquement comme des incarnations du Mal. Au stade de la culture chrétienne, l'image de Dieu est relativement intériorisée grâce à l'Incarnation. Cependant les forces psychiques négatives sont exclues du symbole qu'est le Christ en sorte qu'elles continuent à être refoulées au fond de l'inconscient, prêtes à être projetées à la première occasion. Dans un stade ultérieur qui est peut-être sur le point d'être atteint, l'homme
saura qu'il est en sa psyché profonde le siège des puissances divines, tant négatives que positives, que les conflits ne peuvent ni être déplacés sur le dos de qui que ce soit d'autre que lui-même, ni assumés par son Moi comme si la volonté pouvait contrôler ces forces à sa guise.
Quant à la façon de dialoguer avec elles, de faire la paix avec soi-même, c'est un processus long et pénible qui a occupé Jung pendant toute sa vie et qu'il propose à l'humanité comme un programme capable de susciter l'enthousiasme et de mobiliser son énergie pour accomplir l'évolution qui lui permettra d'éviter la catastrophe finale.
 
CONCLUSION

Au terme de ce bref exposé, nous sommes bien conscient que nous avons soulevé autant sinon plus de difficultés que nous avons apporté de clarifications sur ces écrits de Jung, qui sont parmi les plus obscurs et les plus controversés. Nous espérons cependant avoir montré que sa conception de l'ombre personnelle et de l'ombre du Soi ouvre des perspectives très riches pour la compréhension des mécanismes inconscients qui sont sous-jacents à la plupart des conflits. Ceci ne signifie cependant pas que les autres facteurs, comme, par exemple, les problèmes liés à la démographie et à l'épuisement des ressources, doivent être considérés comme négligeables dans la genèse de la guerre. Jung a seulement voulu mettre en évidence le fait que même les connaissances et les techniques les plus sophistiquées ne sont que de peu de secours quand elles sont maniées par des humains qui ignorent par ailleurs de la façon la plus complète ce qui s'agite au fond de leur âme propre.
De plus, quelles que soient les circonstances extérieures qui précipitent le déclenchement des guerres, il est assez évident qu'elles ont besoin de s'appuyer sur des facteurs psychologiques puissants. En effet la propagande haineuse serait inefficace si elle ne réveillait systématiquement des images archaïques comme celles que nous avons évoquées dans ces pages. Un dictateur peut n'avoir d'autres motifs que ceux d'étendre sa domination et accroître son prestige personnel, mais il ne réussirait pas à entraîner les masses derrière lui s'il ne faisait appel à un quelconque fanatisme religieux. Les guerres sont toujours proclamées un devoir sacré: même les plus sales ont eu droit à l'auréole de la sainteté. Et il n'est pas nécessaire d'aller chercher dans les ténèbres de la barbarie pour vérifier cette affirmation: l'hymne national du peuple le plus civilisé de la terre n'est-il pas un chant de guerre, de guerre sainte:
Aux armes citoyens! Formez vos bataillons!(...)
Qu'un sang impur abreuve nos sillons.
Enfin les analyses de Jung aident grandement à comprendre ces pratiques liées à la guerre que sont la torture et le cannibalisme. Il est en effet particulièrement difficile de comprendre que des humains se soient livrés et se livrent encore à de pareilles agressions sur leurs semblables. On a beau soutenir, comme l'anthropologue Marvin Harris(28), que la pénurie de protéines a pu être à l'origine de l'anthropophagie, il n'en reste pas moins difficile de concilier ce genre de comportement avec les sentiments les plus élémentaires de fraternité humaine. Cependant, si l'on prend en considération la puissance des contradictions internes qui divisent la psyché inconsciente, il est plus facile de comprendre qu'un membre de l'espèce puisse être investi d'une image démoniaque si intense qu'on n'a aucune hésitation à lui infliger les traitements les plus inhumains. À titre d'exemple, que l'on se rappelle avec quelle dévotion les inquisiteurs chrétiens ont brûlé hérétiques et sorcières.
On peut également se faire une idée de la violence des divisions de l'inconscient si l'on songe aux cruelles persécutions dont les schizophrènes se sentent souvent victimes dans leurs délires paranoïaques. On n'a qu'à transposer ces conflits sur la scène des relations entre individus et l'on a une image assez fidèle de ce qui se passe dans l'espèce humaine depuis que Caïn a répandu le sang de son frère Abel.
Cependant, loin d'être pessimistes et défaitistes, les propos de Jung permettent d'entrevoir un avenir très encourageant pour l'humanité. En effet le développement de la conscience rendra de plus en plus évident à des individus de plus en plus nombreux le fait que l'ennemi n'est pas hors de nous mais à l'intérieur de notre propre psyché.
Toutes les civilisations ont réussi à élaborer des systèmes de croyances et de pratiques rituelles permettant d'entretenir des rapports harmonieux avec les forces psychiques projetées sur des êtres surnaturels. La nôtre n'échappera pas non plus à cette tâche et l'on sent bien que les multiples mouvements spirituels, qui poussent l'humanité actuelle vers une quête intérieure de plus en plus profonde, œuvrent dans le sens d'une unification et d'une pacification qui se traduira certainement à plus ou moins long terme par une diminution de la violence sur cette terre. 


1. Trad. Roland CAHEN, Genève, Librairie de l'Université Georg et Cie, S.A., Paris, Éditions Buchet-Chastel, 4e édition, 1983.
2. Trad. Roland CAHEN, Paris, Denoël/Gonthier, coll. Médiations, 1978, pp. 7-8
3. Dans L'énergétique psychique, Jung analyse en profondeur les mécanismes qui président au développement de la libido, ou énergie psychique: trad. Yves Le Lay, Genève, Librairie de l'Université Georg et Cie, S.A., 1956, pp. 45-46.
4. L'homme à la découverte de son âme, trad. Roland Cahen, Paris, 1962, p. 103. Il est à noter que, dans la psychologie de Jung, le Moi représente le centre auquel sont rapportés comme à leur sujet tous les contenus de la conscience: c'est ce qui est signifié par le «je» (cf. Types psychologiques, Genève, Librairie de l'Université Georg et Cie, S.A., 1986, pp. 456-457).
5. Paris, Albin Michel, 1983, pp. 20-21. Les mots soulignés l'ont été par Jung.
6. Voir surtout: Psychologie et alchimie, Paris, Buchet Chastel, 1970; Psychologie du transfert, Paris. Albin Michel, 1980; Mysterium conjunctions, Paris, Albin Michel, 1980; Aïon, cité plus haut.
7. Mysterium Conjunctionis, T. I, p. 23
8. Aïon, p. 21
9. Réponse à Job, Paris, Buchet Chastel, 1984, pp. 163, 220. Voir aussi Psychologie et religion, Paris, Buchet Chastel, 1978, p. 156.
10. Aïon, pp. 22-23. Il est à noter que, dans la psychologie de Jung, L'archétype est un contenu de l'inconscient qui est héréditaire et universel. Il est comme un «pattern of behaviour» qui est à l'origine des représentations mythiques universellement répandues dans l'humanité. L'ensemble des archétypes constitue l'inconscient collectif. À l'inconscient collectif, se superpose l'inconscient personnel, qui est constitué des contenus que le Moi a dû oublier ou refouler en cours de formation dans l'enfance. Les contenus de l'inconscient personnel sont individuels et nullement communs comme les archétypes, et ce sont eux qui forment l'ombre personnelle.
11. Réponse à Job, p. 209 
12. Ma vie, Paris, Gallimard, N.R.E, 1973, pp. 90-91.
13. Ibid., p. 56.
14. Ibid., p. 58.
15. Psychologie et religion, Paris, Buchet Chastel, 1978, p. 173.
16. Ibid., p. 164. 
17. Ibid., p. 172.
18. Ibid., p. 174
19. Jean, 14,20.
20. Mysterium conjunclionis, T. II, p. 355. Il est à noter que Jung réfère sans doute ici, comme dans Types psychologiques (Genève, Librairie de l'Université Georg et Cie, S.A., 1986, pp. 41-47) à l'argument ontologique d'Anselme de Canterbury, lequel a été réfuté depuis longtemps par les théologiens. Malheureusement Jung ne semble pas avoir connu d'autre argument.
21. Voir Psychologie et religion, Aïon, Mysterium conjunctionis.
22. Voir Mircea ELIADE, La nostalgie des origines, Gallimard, coll. Folio/Essais, c. VIII: Remarques sur le dualisme religieux: dyades et polarités, 1991, pp. 207-277'.
23. Il est à noter que, dans la psychologie de Jung, le Soi constitue l'archétype central: «Il y a lieu de distinguer entre le Moi et le Soi, le Moi n'étant que le sujet de la conscience, alors que le Soi est le sujet de la totalité de la psyché, y compris l'inconscient. En ce sens, le Soi serait une grandeur (idéelle) qui comprend en elle le Moi.» Types psychologiques, p. 457.
24. «qu'on le veuille ou non».
25. «tout bien vient de Dieu, tout mal vient de l'homme».
26. Réponse à Job, pp. 210-211 
 
27. Thème abondamment traité par Jung dans Dialectique du Moi et de l'Inconscient, Paris, Gallimard, N.R.F,
1978, pp. 80 ss, 223-248
28. Cannibales et monarques, Paris, Flammarion, 1979.  

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